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Night In The Woods |
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Un jeu venu tout droit du monde d’avant
Nous sommes en hiver 2018. Je suis au milieu de ma seconde année de doctorat, et je déprime.
Ma thèse patine et je ne parviens pas à avancer. Cela fait 7 ans que je suis étudiant, et je ne sais pas si ça vaut le coup de continuer. Je sais que mon financement est limité, et que mes chances d’obtenir un poste dans la recherche sont, de toute manière, très faibles. J’envisage d’abandonner.
Seul dans mon logement CROUS de 14m², je lance un jeu canadien qui traîne dans mes wishlists depuis un an déjà. Un phare dans la nuit qui m’aidera à surmonter cette période difficile : Night In The Wood.
Un jeu de millennials
Night in the woods (NITW), c'est un jeu développé par Infinite Fall, un petit studio canadien.
Dans cette aventure narrative, vous contrôlez Mae, une jeune chatte de 20 ans.
Mae vient tout juste d’abandonner ses études, et elle revient vivre chez ses parents à Possum Springs, sa ville natale.
Elle arrive en train, il fait nuit. Personne n’est venu la chercher à la gare.
Le pitch du jeu est plutôt classique : peu de temps après son retour, Mae et ses amis découvrent de mystérieux crimes.
Meurtres ? Disparitions ? Fantômes ? Quels secrets cache la tranquille bourgade de Possum Springs ?
Actuellement, vous vous dîtes sûrement " pfff, encore une histoire avec des jeunes qui affrontent une menace surnaturelle dans une bourgade typique nord-américaine à la Stranger Things ou à la It. C’est vu et revu... "
Primo, je ne peux m’empêcher de remarquer que vous, mes lecteurs imaginaires, réagissez comme de vieux aigris.
Et secundo, contrairement à Stranger Things ou à It, l’action ne prend pas place dans une version édulcorée et fantasmée des années 80s, mais dans le triste présent de 2017.
Chômeur Simulator
Chaque jour, Mae se réveille et, désœuvrée, part explorer la ville.
Cette phase est l’occasion de découvrir les habitants, chacun ayant son histoire, grande ou petite.
Vous pourrez rencontrer un prêtre qui perd la foi, un SDF dépressif, un retraité amateur d’astronomie, un jeune délaissé par ses parents, une poétesse manquant de confiance en soi, et bien d’autres encore.
Le soir, Mae retrouve ses amis, Gregg le renard, Angus l’ours et Bea l’alligator.
Certains soirs, les quatre amis répètent ensemble – ce qui sera l’occasion d’un petit jeu de rythme.
Les autres, vous devrez choisir avec qui vous passerez votre soirée.
Allez-vous faire de l’exploration urbaine avec Gregg, ou bien sortir en boîte avec Bea ?
Chaque soirée est l’occasion de découvrir l’histoire et de vous rapprocher de l’un de vos amis.
Il vous faudra un minimum de deux parties pour voir toutes les scénettes.
Enfin, la nuit sera l’occasion de découvrir, via ses rêves et cauchemars, la psyché de Mae elle-même. Ses angoisses, ses souvenirs refoulés, ses phobies.
Puis le Soleil se lève, une nouvelle journée commence.
Mais où sont les neiges d’antan ?
L’histoire, ou plutôt les histoires de NITW sont racontées avec beaucoup de délicatesse, jour après jour.
Pour connaître le passé d’un habitant, vous devrez lui parler régulièrement.
Petit à petit, la glace se brise et les personnages acceptent d'en dire un peu plus plus sur eux, d'exposer leurs incertitudes et leurs peines.
Une grande place est laissée aux non-dits, aux silences qui veulent tout dire.
La population de Possum Springs se révèle très attachante, pour peu que le joueur fasse l’effort d’aller à sa rencontre.
Ainsi, l’expérience peut largement différer selon votre assiduité à l'exploration.
Rushez les phases de jour, et vous passerez à côté de la moitié du jeu.
En parcourant divers forums, je me suis rendu compte que si certains personnages m’ont ému, d’autres joueurs, à l’inverse, ne les ont simplement jamais rencontrés.
De plus, toutes ces petites histoires qui composent NITW ne sont pas séparées.
Elles sont interconnectées, elles forment une mosaïque, un tout organique.
C'est au joueur de rassembler les pièces du puzzle, pour découvrir le véritable personnage principal de cette aventure : la ville elle-même, ou plutôt la manière dont Mae la perçoit.
Le jeu nous parle cette phase étrange de la vie, ce moment où le monde de l’enfance disparaît, emporté dans le flux du temps.
Le terrain vague au bord de la rivière où nous jouions est devenu un parc aménagé.
Le gymnase où l’école nous emmenait faire du sport à été détruit. Les magasins où nous avions l’habitude de traîner ont fermé...
C’est bien la ville de notre enfance, mais plus tout à fait.
De nouveaux jeunes arpentent les lieux, et nous appellent désormais "monsieur" ou "madame".
Mae rentre chez elle, mais le lieu qu’elle avait l’habitude d’appeler « chez elle » n’existe plus vraiment.
Antisocial tu perds ton sang froid
Chômage, crise, condition de travail, suicide, dépression, harcèlement. NITW aborde un grand nombre de thèmes psychologiques et sociaux, et il le fait avec une très grande justesse.
C’est peut-être pour cela que le jeu m’a tellement marqué, m’a tellement aidé.
Je me suis très vite identifié à Mae, cette étudiante qui arpente les ruines de son passé pour ne pas avoir à affronter un avenir incertain.
Coincés là où le passé et le futur se rencontrent, regardant nos automnes s’en aller.
NITW nous parle de ce blues que ressentent les millenials.
Le blues de devenir adulte dans un monde en crise, où règnent la précarité et le chômage.
Un monde dans lequel les droits et les acquis sociaux de nos parents font la course avec la banquise, à qui fondera le plus vite.
NITW incarne parfaitement les années 2010s.
Il n’aurait pas pu sortir avant la crise de 2008 (à laquelle il fait explicitement référence), et il ne pourrait plus sortir après 2020, la crise du covid et l’accélération de l’effondrement des démocraties représentatives occidentales.
Quelques années après sa sortie, NITW est déjà dépassé.
NITW est le jeu du monde d’avant. Un monde triste, mais dans lequel il restait malgré tout un peu d’espoir.
Aujourd’hui, je me demande : quel sera le jeu du monde d’après ? Celui qui m’aidera à survivre à cette décennie 2020s de merde ? Existera-t-il ? Aura-t-il le temps d’exister ?
En attendant, je relance une nouvelle fois Night In The Wood.
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